Je suis nommé ministre. En fin de mandat présidentiel, avec une feuille de route à exécuter. Le ministère que je vais diriger s’était déjà engagé depuis quelques années, dans un processus d’exécution de travaux publics parallèlement à ses attributions courantes.
J’ai fait une évaluation de mes tâches, des lieux et des disponibilités. La plupart du temps, il fallait poursuivre des travaux à partir de leurs points d’arrêt. Quelques uns paraissaient bloquer pour manque d’argent, d’autres, par manque de contrôle. Les firmes de supervision laissaient faire. J’avais même demandé le déplacement d’au moins un responsable-pays d’un office d’Ingénieur-Conseil, faute de pouvoir casser le contrat, parce que je trouvais lors de mes visites de chantiers des cadres désireux de faire avancer les travaux. Mais, pas lui.
Les travaux conduits par les Dominicains Constructora Hadom et Rofi, tels les nouveaux bâtiments logeant les ministères de l’Intérieur et des collectivités territoriales et du Commerce et de l’industrie constituaient de véritables casse-tête pour le gouvernement. Personne ne pouvait me donner les Cahiers des Chantiers ou me permettre de me faire une idée de l’état d’avancement des travaux aussi bien que le montant des dépenses encourues à ce niveau d’exécution. Bien que les Dominicains aient manifesté l’intention de se retirer de ces contrats, ils avaient changé d’idée, à mon arrivée et offrirent, sans doute aidés de sa clientèle, une résistance des plus farouches pour ne pas abandonner et demandèrent même à être payés. C’était tout-à-fait légitime de leur part mais cela n’entrait pas dans ma mission d’écouter les atermoiements des ingénieurs dominicains dont les productions en Haïti étaient souvent calamiteuses.
J’ai aussitôt actionné un plan b pour aider l’UCLBP à obtenir les clefs des chantiers comme elles lui ont été antérieurement promises, avec menace judiciaire, contre Hadom et ROFI. Un dernier délai leur a été fixé. Des jours se sont passés. Des semaines mêmes. Finalement, vers le mois d’Avril 2015, j’ai pu faire libérer les chantiers et permettre à l’UCLBP de passer à l’étape suivante,-l’inventaire des lieux,-dans l’attente du vote du budget rectificatif pour pouvoir démarrer ces travaux et bien d’autres. Le ministère de l’Intérieur a été inauguré au mois de janvier 2016 et celui du commerce achevé peu de temps après.
L’évaluation des Lycées Toussaint Louverture et Alexandre Pétion ne me permet pas de considérer qu’ils étaient bloqués pour un problème d’argent. Les retards constatés pouvaient être assimilés à la nonchalance de la Supervision. Après beaucoup d’efforts et de pression, les deux lycées ont été inaugurés, avec deux ans de retard, en Septembre 2015 et 5000 parents et élèves ont trouvé deux beaux bâtiments flambants neufs à l’ouverture des classes en 2015. La même nonchalance avait été observée au niveau du marché de Fontamara. Il s’agissait des mêmes compagnies. Mes fréquentes visites, en dépit des difficultés pour atteindre ces lieux, finirent par remettre au travail la partie dominicaine; et la Supervision m’avait laissé entendre que nous atteignions finalement les 60% de l’exécution de ce complexe. J’ai dû partir. Et je ne sais pas pourquoi les travaux se sont arrêtés depuis.
Les travaux à Wharf Jérémie marchaient très bien, mais étaient confrontés à des problèmes de traitement de ses factures. En fait avec une ligne considérable de bordereaux en souffrance à faire exécuter par le ministère de l’Economie et des Finances, les employés de certains ministères, comme quelques uns au ministère de la Planification, s’étaient peut-être soumis à une forme de clientélisme privilégiant certaines factures en lieu et place d’autres. Là encore il fallait se montrer prudent pour ne pas casser la chaîne de communication interne brutalement, ce qui retarderait pour de bon les chantiers. Le complexe socio communautaire wharf Jérémie a été inauguré au mois de Janvier 2015.
Nous ne sommes plus au temps où l’on avait des ministres forts, des dirigeants puissants capables de faire avancer les dossiers de l’Etat par un simple ordre émanant d’un supérieur hiérarchique. Les fonctionnaires sont irrévocables et protégés par la loi (je ne sais pas si c’est une bonne chose) et par l’esprit clanique qu’ils développent entre eux. (Plus de 60% du personnel de l’administration publique ont tissé des liens indissolubles. Ils se marient entre eux ou sont frères et sœurs, cousins et cousines ou des couples d’affaires). On peut bien deviner quel amalgame cela fait et le risque encouru par tout responsable désireux d’injecter une philosophie nouvelle. Ce n’est pas facile.
Pour certains travaux, j’ai pu avancer, sans difficulté. Il me fallait poursuivre au point où ils étaient arrêtés. Pour d’autres, imposés par les circonstances, j’ai dû recourir aux instances de contrôle de l’Etat tels que la Commission nationale des marchés publics, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux administratifs. S’il y a une chose dont je suis sûr c’est que je n’ai jamais pu entreprendre l’exécution des travaux sans le respect de ces normes établies. Ce sont des mécanismes contraignants et incontournables.
Contrairement à ce que pensent des profanes que les gouvernements ont tous le pouvoir d’agir dans le sens qu’ils veulent, qu’ils se le tiennent pour dit, ce raisonnement est complètement erroné. Le pouvoir du président de la République ne lui fera pas obtenir le soutien de la Commission nationale des marchés publics ou celui de la Cour des Comptes et du Contentieux administratif pour l’avancement d’un dossier. C’est bien le contraire, pour ce que j’ai constaté. Un contrat qui doit être approuvé par la CNMP et qui ne l’aurait pas été, restera dans les tiroirs de l’administration et ne pourra nullement franchir l’étape d’exécution. Classé. Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose. Quant à se faire payer, jamais, aucun paiement ne sera admissible sans l’aval préalable (jamais a posteriori) de ces organismes de contrôle qui constituent de véritables verrous.
L’audit de la Cour s’est achevé ou en partie. Beaucoup d’observations ont été produites. Du retard a été constaté dans les exécutions des contrats. Beaucoup de détériorations ont été observées et vont coûter plus chères à la reprise. Sont-elles dues à la mauvaise qualité des travaux déjà réalisés ou à la négligence des firmes de construction et de supervision ? Y-a-t-il eu entente entre tous ces corps de métiers pour dépouiller l’Etat dans le but d’obtenir un gain? Par exemple, on a dû payer des extras pour le renforcement de certains bâtiments. À qui imputer cette faute? Aux institutions de supervision ou aux entrepreneurs,-les maîtres d’ouvrage n’ayant rien à y voir. Des centaines de chantiers se sont arrêtés en chemin. Les fonds ont-ils jamais été décaissés et utilisés à d’autres fins? EN UN MOT, CET AUDIT PARTIELLEMENT ACHEVÉ, Y-A-T-IL DES VALEURS RECENSÉES PLACÉES AU DÉBET DES ADMINISTRATEURS QUI ONT EU LA RESPONSABILITÉ DE L’EXÉCUTION DE CES TRAVAUX?
Toutes les idées véhiculées selon lesquelles ces chantiers ont été mis en marche sans les pré requis administratifs sont de pures manipulations abusives de l’opinion; pures spéculations à des fins d’exploitation politique à cet instant des débats où certains types de contrôles permettraient d’établir leur non véracité avec beaucoup de précision.
Bien que le rapport de la Cour des Comptes se soit inspiré du rapport du Sénat, les interprétations et conclusions ne sont pas identiques. La Cour n’a pas constaté des dépenses de projets de l’ordre de 3.8 milliards de dollars des fonds petrocaribe. Ces dépenses sont moins de la moitié, 1.6 milliard de dollars, qui correspond à la dette qui a été vérifiée dans les livres de PDVSA. Les autres montants identifiés ont été gérés directement par BMPAD dans le cadre d’autres programmes. Ils sont différents des dépenses effectuées par le Trésor public et enregistrées au Trésor. Ils sont établis par la comptabilité propre de BMPAD que le manque de transparence a transformé en de véritables actions impénétrables même pour les membres des conseils d’Administration. Cela va sans doute cesser grâce à ce rapport.
Est-ce que la cour des Comptes s’est penchée sur des placements à des institutions financières étrangères d’une partie des fonds petrocaribe au tout début de l’accord qui se seraient soldés en pertes sèches nettes ? Là où il n’y a pas de transparence toutes les supputations sont permises. La Cour ayant eu recours à des gens de métier ne peut pas parvenir à des décisions hâtives et infondées. J’ai par exemple lu que BMPAD est placé sous la tutelle du ministère de la Planification. Il n’y a pas pire ennemi de ces types de rapports que les imprécisions et les inexactitudes de dates. Elles feront tout basculer parce que soumis à la censure des avocats qui vont en prendre avantage. La Cour doit pouvoir faire la démonstration de tout ce qu’elle avance. Encore davantage puisqu’elle ne sera pas présente dans les tribunaux.
Tout le reste c’est l’affaire des avocats de métiers et de grandes personnes où tous les coups sont permis: tout sera scrupuleusement examiné. Nous entrons dans un bourbier. Les avocats vont changer de tempérament lorsqu’il leur faudra défendre leurs clients. Rien ne sera épargné. Même pas un mot mal écrit. L’Etat haïtien va se porter partie civile à travers les avocats de la DGI. Du temps où j’étais Directeur Général adjoint des Impôts (ci- devant Administration Générale des Contributions) l’Etat perdait tous ses procès. A la fin des fins l’Etat pourrait ne pas en tirer grand chose. La collectivité non plus. L’argent changera de mains peut-être, s’il en existe.
On retiendra une chose: en 1986, Jean-Claude Duvalier s’enfuit en France et des actions judiciaires, aussitôt, ont été engagées contre lui. L’Etat haïtien a perdu en France, il a perdu en Suisse et a perdu en Haïti, en 2001, pour des raisons de procédure.
On pensait que le Président de la République allait user de son pouvoir d’appréciation de chef de l’Etat pour faire évaluer le dossier, sa chance de succès devant les tribunaux et faire usage de sa profonde sagesse pour mettre les pressions nécessaires là où il faut les mettre afin de faire rembourser à l’Etat ses dûs par fonctionnaires et sociétaires qui auraient causé des abus de pouvoir au préjudice de la collectivité et faire restituer dans les caisses vides de l’Etat ce qui lui est dû au lieu de se lancer dans un débat procédural qui ne garantit pas un avenir certain, même dans 20 ans. Cette idée n’est pas nouvelle. Balaguer l’avait expérimenté en République dominicaine et le Premier ministre Jean Charest au Québec, en 2011 par les soins de la Commission Charbonneau.
Il faut surtout espérer que les institutions de contrôle de l’Etat se mettent désormais à réaliser des rapports d’audit institutionnel de manière régulière car de l’argent investi dans de telles opérations constituerait un bon investissement pour rétablir la confiance et garder à distance les prédateurs des biens publics.
Car, en ce temps précis, aujourd’hui même, au moment où je rédige ces lignes, députés et sénateurs envahissent nos ministères, font pressions sur certains ministres dans le but de réclamer l’exécution de projets dont ils seront les heureux bénéficiaires dans les mêmes termes et conditions que ceux pour lesquels ils mettent en cause des ministres et leur adressent des reproches après les avoir exécutés. Je dis bien: aujourd’hui et cela se passe ainsi tous les jours,-depuis cet historique rapport-vedette qui ne dit pas son nom. C’est d’ailleurs pourquoi, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas un budget voté au Parlement. Députés et sénateurs tiennent à leurs petits projets qui seront exécutés par leurs propres firmes; après quoi ils feront bâtir un rapport par la Cour des Comptes pour leur jeter l’anathème.
J’ai toujours su, au cours de ma carrière dans l’administration publique, qu’un jour viendrait où tout le monde serait amené à rendre compte dans un sens comme dans l’autre de sa gestion. C’est le côté positif de ce dossier qu’il faut perpétuer. Heureusement qu’aujourd’hui, bien de règles ont changé et elles protègent avant tout les hauts fonctionnaires car il leur est facilité la tâche de dire NON parce que le Trésor n’a pas mis ces valeurs à leur disposition. De l’idée que l’on se fait du ministre ou du directeur général puissant capable de distribuer des faveurs par-ci et par-là, ce temps est révolu. Les sénateurs et les députés doivent être les premiers à le savoir. J’ai été extrêmement prudent de ne jamais donner suite à aucune sollicitation qui n’a pas un fondement légal. D’où qu’elles viennent.
Moi, j’ai une grande question cependant : pourquoi depuis la mise sur pied du fonds petrocaribe, en 2008, aucun sénateur n’avait pensé à actionner cette machine d’audit pour contrôler son utilisation et réprimer les actions délinquantes? Il y a eu au moins le cas de l’assassinat de l’honorable ingénieur Robert Marcello dont la mémoire hante des cadavres ambulants jusqu’à présent. Cette disparition aurait dû faire tirer la sonnette d’alarme. Pourquoi aussi tard? Je connais la réponse. Ils n’étaient pas encore en fonction. C’est une hypothèse.
Arrivé en 2015 à la tête du ministère de la Planification, des projets que j’ai engagés et réalisés, en vertu de deux résolutions petrocaribe, ont été inaugurés sans avoir été complètement payés jusqu’à ce jour. D’autres l’ont été indûment après mon départ. Ces compagnies-là auxquelles j’avais refusé tout payement se sont fait payer, en dépit de mon opposition, à la fin de mes fonctions alors que ceux qui ont fourni un travail valable ne l’ont pas été. Pourquoi? Pour faciliter, peut-être, leurs contributions aux frais de certaines campagnes électorales. Ce n’est qu’une autre hypothèse.
Pourquoi avoir attendu la mort du fonds petrocaribe pour y déverser des larmes ? Un audit de clôture est une sorte de testament et souvent sollicité pour se séparer les dépouilles et, pour bien sûr, faire preuve de pattes blanches.
La cour des comptes n’avait pas besoin de ce débat pour initier cet audit. Pendant qu’elle y est, c’est le temps de lui suggérer de jeter un coup d’œil sur l’utilisation des 200 millions de dollars accordés, chaque année, par la BID à Haïti depuis 2010 et les fonds recouvrés comme don à la République d’Haiti par les soins de la CIRH, après le tremblement de terre, qui dépassent les 4 milliards de dollars US, pour que des journalistes étrangers (et pas des moindres) cessent de nous flanquer en plein visage que les fonds petrocaribe ont contribué à faire bouger tout ce qui bouge dans ce pays,- même les routes par lesquelles passent les manifestations. La Cour des Comptes y trouverait peut-être beaucoup de dépenses ressemblantes à celles enregistrées dans le fonds PetroKaribe, tels les ramassages de déblais. Une sorte d’affaires de grands blancs. La Cour des Comptes a juridiction sur tous ces dossiers. Et semble avoir de très grandes capacités.
Néanmoins, ma plus grande déception, c’est le fait d’avoir contraint une compagnie chinoise à réduire ses profits sur un contrat antérieurement signé et tirer du montant des pénalités et des travaux supplémentaires qu’elle venait de charger l’Etat un nouveau contrat de construction de 2 kilomètres de route gratuitement faisant passer un projet de 13 kms à 15 kms et m’entendre accusé de surfacturation. C’est ça ma gestion au ministère de la Planification et de la Coopération externe où les parasites n’avaient pas leur place et n’étaient pas accueillis.
